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COVID-19, terreau fertile pour la psychanalyse

Dernière mise à jour : 22 juin 2021



La terre n’a pas bougé, pourtant le monde a tremblé !


Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, les micro-organismes multimillénaires nommés virus n’y sont pour rien. Regardons plutôt du côté des effets de la mondialisation, de la logique économique croissante jamais rassasiée qui bouscule les équilibres écologiques, réduit les distances terrestres et ne cesse de redoubler le transport des marchandises et des personnes. Regardons plutôt du côté des politiques d’investissements publiques, notamment dans le secteur de la santé, les enjeux financiers, les luttes électorales et les « égos ». Non le coronavirus n’y est pour rien, la COVID-19 est une histoire sacrément humaine !


La terre n’a pas bougé, pourtant de véritables secousses sismiques ont ouvert des failles béantes non pas à la surface des roches mais dans les profondeurs de l’Homme, révélant des abîmes sombres et inaccessibles aux éclairages des beaux centres-villes malgré leur LED nouvelle génération. Dans ces tranchées intimes siègent des créatures très étranges que les folkloristes connaissent bien, à la fois terrifiantes et splendides, incarnations des mystères de la Vie (et de la Mort) dont on croyait s’être débarrassés depuis longtemps grâce au progrès de la technologie. Heureusement quelques optimistes, qu’ils soient naïfs ou intéressés, indiquent une sortie de tunnel en désignant les panneaux signalétiques sur lesquels sont inscrits la mention : « vaccin ». Il faut l’avouer, ça rassure un peu. Mais seulement un peu, car n’importe qui prend le temps de réfléchir plus de cinq minutes saisit l’inéluctable : Le monde ne fait que commencer à trembler !


À ce stade de l’épidémie, nous sortons à peine de la phase de sidération bien connue des « milieux psy », et le retour progressif à la vie normale annoncé par nos gouvernants avec quelques balbutiements est loin d’être la sortie de crise tant attendue, mais plutôt la bretelle d’entrée en terre du symptôme. Le choix du « quoiqu’il en coûte » martelé en boucle n’a sûrement pas été estimé à sa juste valeur. Les politiques restrictives, le climat et les discours anxiogènes, les répercussions psychologiques de la crise économique qui se profile, le prix à payer s’annonce lourd et pas seulement pour le portefeuille du contribuable. La bombe COVID-19 a explosé emportant dans sa déflagration les victimes en première ligne et continue sa course folle en irradiant les zones périphériques. Nul doute qu’elle ne s’arrêtera pas aux barrières générationnelles. Les victimes dites « collatérales » seront moins visibles, moins quantifiables, moins imputables, que les cercueils entassés dans l’arrière-cour des hôpitaux qui ont fait les choux gras de certains médias de grande audience à la limite du voyeurisme et dont la pratique rend de plus ou plus floue la frontière entre le journalisme et la télé-réalité. Notons aussi, en passant, que le décompte journalier des morts et des hospitalisations n’avait rien à envier aux variations des cours de la bourse diffusés en direct sur les chaînes spécialisées.


Si la COVID-19 est une histoire humaine, elle n’est pas vraiment une histoire humaniste…


Nous serions presque tentés d’y voir une sorte de prophétie hégélienne tant cet épisode met en évidence les contradictions de nos sociétés modernes et pousse nécessairement l’homme à se transformer pour les dépasser, au moins pour ne pas reproduire du même et créer à nouveau les conditions qui l’ont mené ici. Toute crise est un vecteur de transformation, et celle-ci étant inédite par son ampleur mondiale, on peut d’ores et déjà supposer les importantes répercussions sur le long terme. Évidemment de puissantes forces se dressent face à une potentielle mutation de la société. Ces forces elles sont anciennes, rétrogrades mais loin d’être révolues. Il faut les prendre au sérieux ! Ainsi, peut-être parviendrons-nous à comprendre de manière rétrospective comment un cri aussi corrosif, aussi vital, que le « plus jamais ça » suite aux atrocités de la guerre 14-18 a pu finir en pétard mouillé entre deux monuments commémoratifs.


Quelles sont ces forces ? À y regarder de près, on voit clairement qu’il ne s’agit pas tant de

« la main » d’un petit groupe d’individus initiés tenant à leurs privilèges, comme le voudrait les théories les plus complotistes, que des articulations très ancrées, très primitives, concernant la question complexe du deuil au sein même de l’espèce humaine : l’angoisse de séparation, la perte d’objet. Et cette horizontalité est bien plus redoutable et réfractaire aux transformations qu’une quelconque verticalité aussi organisée soit-elle. Comment agissent ces forces ? En désignant les panneaux signalétiques dont nous parlions plus haut qui, au lieu d’indiquer la sortie du tunnel, montrent la petite lumière encore visible à l’entrée. Nous sommes constamment sollicités pour faire machine arrière, rejoindre au plus vite le chemin qui nous a conduit, et conduira de nouveau, dans les profondeurs abyssales. De manière moins métaphorique, plus pragmatique, jetons un rapide coup d’œil sur le terrain : nous constatons l’augmentation massive de la prescription de psychotropes et assistons en tant que spectateurs à la mise en place d’un protocole de prise en charge des consultations psychologiques dont les termes sont posés par les pouvoirs publics. Si à première vue, et pour le profane, cet "interventionnisme" peut paraître une bonne chose, il suffit comme souvent de gratter un peu les couches de vernis philanthropiques pour qu’apparaissent les premières traces de moisissures. Cette ingérence du politique dans la profession est la suite logique de tout un tas de projets déjà dans les starting-blocks qui profitent du passage de la COVID pour lui grimper sur le dos. Depuis plusieurs années, nous voyons bien comment l’économie de marché tente d’ingérer la question de la santé mentale et voudrait faire de l’être humain une sorte de machine qu’on peut bricoler, remonter et remettre sur pied afin d’être « fonctionnelle », c’est-à-dire capable de produire et de consommer. Dans un essai édifiant, intitulé « Happycratie », Eva Illouz et Edgar Cabanas montrent comment la psychologie positive et les thérapies annexes qui ont pu s’imposer sous le couvert de la science, sont devenues les bras armés de tout ce système articulatoire. La floraison de ces nouvelles venues, permise par des prouesses marketings et des financements de grosses légumes qui leurs ont valu les têtes de gondoles dans les médias tv et les librairies(1), a progressivement envahi la quasi-totalité du champ et du discours sur le "cerveau". Pas seulement dans les magazines de mode et chez le coiffeur, mais aussi dans les milieux universitaires, politiques et surtout thérapeutiques au point que les praticiens eux-mêmes semblent souvent confus, perdus dans des tourments syncrétiques. On ne sait plus clairement qui est qui, ni qui fait quoi !


C’est dans ce contexte que la psychanalyse a son mot à dire. Encore faut-il qu’elle soit capable d’expliquer en quoi elle se différencie de toutes ces approches faussement rajeunissantes qui prétendent « traiter des cerveaux », ou encore avoir pour unique but de « rendre opérationnels » des patients chaque lundi matin, quitte à leur décrocher des sourires forcés par pression sur les fossettes. Peut-être va-t-il falloir aussi qu’elle se décide à parler avec le commun des mortels ? Quitter ses loges élitistes et employer un langage accessible. Sans tomber dans le piège de la vulgarisation, mais en prenant le temps d’expliquer de manière claire et concise. Par exemple sur la question brûlante du symptôme, qui contrecarre les exigences modernes de "résultats" et donne du grain à moudre à ses détracteurs, eux-mêmes totalement englués dans le prisme néolibéral de la performance et de la quantification. Pourquoi le psychanalyste ne se focalise pas, et ne cherche pas à tout prix l’éradication du symptôme ? Après tout, nous pouvons refuser de répondre à cette question et renvoyer des pirouettes lacano-esthétiques du style : « la psychanalyse est sans effet sur la connerie » etc... C’est vrai qu’il est aberrant de devoir nous justifier mais, n’en doutons pas, dans une société évangélisée par le DSM, il est devenu anxiogène pour un lambda de ne pas être pris en charge comme un diagnostic-sur-pattes avec une étiquette collée sur la nuque qui renvoi aux cases cochées dans un quiz rempli 15mn avant la consultation. Il est donc important de rassurer nos concitoyens qui sont mal-informés mais loin d’être privés de bons sens. Expliquer que le symptôme qui fait tâche n’est que l’effet d’une souffrance, la cristallisation (gênante) à un moment donné d’un malaise plus profond, souvent le malaise de tout une vie. Et c’est « de toute cette vie » dont va s’occuper le psychanalyste, pas seulement d’un symptôme(2). Si le terrain qui à crée les conditions favorables à la cristallisation symptomatique reste inchangé, comment peut-on imaginer une quelconque résolution du problème ? L’objectif est donc un véritable travail de fond, dans la durée, qui vise non pas une « remise sur pieds » mais une amélioration de la qualité de vie, par le dénouement de conflits psychiques inconscients, sclérosants, qui tiraillent et scindent l’individu. Le divan est un lieu mis à disposition, un peu hors du temps, où le patient va pouvoir se retrouver en tant qu’être humain avec des besoins simples et universels mais aussi en tant que sujet avec une histoire personnelle et des désirs propres. Parvenir à se débarrasser de mécanismes contraignants et énergivores, non pas pour se soumettre au principe de plaisir et devenir une sorte de zombie mû par l’odeur de la chair qui émane des centres commerciaux et des fast-foods, mais plutôt par la capacité à tolérer la frustration, sortir la tête de ce monde frénétique du « tout en clic » à la vitrine scintillante mais dont la logique génère plus de mal-être psychique que de confort matériel. Se libérer de cette injonction moderne au bonheur qui ouvre un boulevard à la culpabilité et à l’auto-dévalorisation. Se libérer aussi des discours hégémoniques et de toute forme de tyrannie du langage, gouvernementale, familiale, médiatique, et d’experts en tout genre (y compris de la psychanalyse). Entendons-nous bien, l’enjeu n’est pas de détruire ou de s’extraire d’un système sociopolitique, mais prendre de la distance afin d’ouvrir le champ des possibles, ensuite chacun y trouvera son compte. Ce qu’on observe directement de la pratique, est que cette individuation n’a rien à voir avec une individualisation. L’analyse ne promeut pas un envol sur un nuage égocentrique. Bien souvent se rapprocher de soi-même, c’est aussi se rapprocher de l’ Homme, du monde vivant, et par là se sensibiliser de manière plus ou moins directe à "l’écologie". Certainement pas celle qui crie à tue-tête sur les plateaux télé et dans les magasins bio, bien trop hystérique pour être libre de remous narcissiques, mais celle qui est raisonnée, responsable et surtout consciente.


Entamer une cure analytique, c’est potentiellement se retrouver face aux abîmes, « traverser le tunnel », combattre ses propres minotaures, cerbères et autres méduses pétrifiantes. Emboîter le pas des irrésistibles poètes Virgile et Dante, rencontrer Gaïa, Éros et pleins d’autres personnages magnifiques. C’est vivre, puis mourir ! Vivre avant de mourir et aussi, quelque part, mourir pour pouvoir vivre. Inutile de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une ascension mystique ni d’une conversion religieuse, mais cette expérience porte en elle les élans de l’humanité qui ont inspirés ces puissants récits initiatiques à la symbolique implacable.


COVID-19, terreau fertile pour la psychanalyse, n’est pas une exhortation à agiter les œuvres complètes de Freud un peu partout comme un étendard colonial, ni de mener un combat acharné contre des monts et marées de résistances. Simplement une tentative et une invitation à parler de la psychanalyse, dans un langage moins opaque qu’on lui connaît, en s’adressant à tous, hommes et femmes, adultes et jeunes générations, boulanger ou cadre, artiste, buraliste, et pas seulement dans un « entre-soi » d’intellectuels, voir d’experts. Pourquoi ? Pour bien des raisons, mais la première, parce que dans les profondeurs abyssales il n’y a pas de cellules sociologiques. L’espèce humaine est dos au mur même si elle ne semble pas s’en être totalement rendu compte. Le monde ne fait que commencer à trembler.




(1) Dont par exemple Coca-Cola et l'armée américaine. Edgar Cabanas et Eva Illouz, HAPPYCRATIE, trad. de l'anglais par F.JOLY, Premier Parallèle, 2018.


(2) Formule partiellement reprise d'un papier publié par le psychanalyste Richard Abibon.

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